Nous publions ici l’homélie du Cardinal Sarah aux Guides d’Europe rassemblées à Paray-le-Monial pour leur pèlerinage de guides-aînées annuel dimanche 4 novembre 2018.
Chères Guides d’Europe,
Comme chaque année à la Toussaint, vous êtes venues à Paray-le-Monial, la Cité du Sacré-Cœur, pour vous confier à Jésus Notre Seigneur qui a dit à une humble religieuse de la Visitation, sainte Marguerite-Marie : « Voilà ce Cœur qui a tant aimé les hommes, qu’il n’a rien épargné jusqu’à s’épuiser et se consommer pour leur témoigner son amour. Et pour reconnaissance je ne reçois de la plupart que des ingratitudes, par leurs irrévérences et leurs sacrilèges, et par les froideurs et les mépris qu’ils ont pour moi dans ce Sacrement d’Amour »[1]. Originaires non seulement des diverses provinces de la France, Fille aînée de l’Eglise, mais aussi de chacun des pays qui composent l’Union internationale des Guides et Scouts d’Europe, vous avez marché sur les chemins du Charollais, le cœur rempli de foi et d’amour, et le regard fixé sur Jésus, jusqu’à cette magnifique basilique romane. Dans l’Evangile qui vient d’être proclamé, vous venez d’entendre, de la bouche même du Seigneur Jésus, le Commandement de Dieu : « Ecoute Israël, Le Seigneur ton Dieu est le seul Seigneur. Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur, de toutes tes forces et de toute ton âme ». C’est la Parole de Vie, le Shema Israel, c’est-à-dire la prière que le Juif adulte doit dire matin et soir en se couvrant les yeux de la main par respect pour Dieu, l’Eternel, et aussi pour mieux se concentrer sur ces mots sacrés. Ce fut la prière de Jésus, de la Vierge Marie, sa très sainte Mère, de saint Joseph, des apôtres et des saintes femmes de l’Evangile. C’est également la nôtre, car les chrétiens affirment, eux aussi, que Dieu, notre Créateur, est unique, il s’est incarné et s’est rendu visible en Jésus Christ, et qu’il faut l’aimer de tout son cœur.
Pourtant, on peut constater que le mot « commandement » n’a pas bonne presse dans le contexte social actuel où prévaut plutôt, dans le domaine de l’éducation, le slogan : liberté absolue ou « carpe diem », qui signifie « jouis de l’instant présent sans te soucier du lendemain ». Il y a cinquante ans, les protagonistes des événements de Mai 68 appelaient à une pseudo-libération des tabous imposés par l’Eglise depuis des siècles, qui empêchaient, selon eux, la liberté et l’épanouissement des jeunes. Imprégnés de cette mentalité libertaire, beaucoup de nos contemporains, qui savent encore plus ou moins précisément que le christianisme est la « religion de l’amour », s’étonnent du rapprochement entre les mots « commandement » et « amour », et ils nous posent cette question : « Comment l’amour peut-il être une loi, un commandement ? » ; « comment peut-on aimer en obéissant à un ordre ? » ; « cela ne va-t-il pas contre ce jaillissement spontané de notre cœur, qu’est justement l’amour ? »… Alors, pour résoudre ce problème, à leurs yeux, insoluble, les hommes de notre temps préfèrent rayer Dieu de leur mémoire, de leur pensée, de leur conscience et donc de leurs propres lois humaines, ce Dieu dont le philosophe Frédéric Nietzche avait déjà annoncé la mort au XIX siècle en proclamant : « Dieu est mort, et c’est nous qui l’avons tué »[2]… Mais l’homme ne peut tuer Dieu sans en inventer un autre, sans fabriquer son « veau d’or » et se prosterner devant lui. De fait, nos contemporains n’ont pas craint d’inventer un autre dieu et une autre religion, à leur mesure de consommateurs et de zappeurs. Pour nos contemporains, ce qui compte dans la vie, c’est d’être « tolérant », « ouvert », « libre de toute contrainte », « comblé de biens matériels jusqu’à la saturation », « avide et passionné de nouveautés »… Par conséquent, pour nombre d’entre eux, toutes les religions se valent, et nulle d’entre elles n’a le droit de prétendre qu’elle possède la vérité… Il suffit d’être tolérant et laisser chacun suivre ses tendances et ses propres lois morales.
La pédagogie scoute prend le contrepied de cette tromperie maléfique, qui est en réalité une grande imposture et une duperie inventées par des adultes sans scrupules. Aux enfants et aux jeunes qui subissent cette véritable dictature jusqu’à la nausée (combien d’entre eux vont jusqu’à se suicider !), à ce laxisme délétère et à ce relativisme qui déstructure et tue l’homme, le scoutisme répond par une Loi clairement énoncée en dix points, qui sont autant de commandements, à l’image de ceux que Moïse a reçus sur le Mont Thabor, et que le Père Jacques Sevin a présentés comme la quintessence de l’Evangile : voici ce que disait le fondateur du scoutisme catholique à ce sujet :
« Ta loi scoute, elle est sainte, elle sent bon l’Evangile. Tu peux en être fier, c’est la loi de Jésus. Elle te permet de cheminer vers la sainteté, ce qui est demandé à tout baptisé de l’Église catholique, car en elle transparaissent l’Ancien et le Nouveau Testament ».
Puis, le Père Sevin, en éminent pédagogue, a eu l’intelligence de répondre à une importante objection :
« Cependant, du fait même qu’elle est formulée en dix articles, la loi scoute ou guide ne fera-t-elle pas oublier aux enfants le vrai et premier Décalogue, ou, en d’autres termes, la Loi de Dieu en tant que telle ne sera-t-elle pas remplacée par la Loi Scoute, la loi de Baden-Powell ? Y aurait-il là concurrence ? Regardez-y de plus près : la Loi scoute ou guide réédite le Décalogue, car de même que le Décalogue implique tout ce qu’il ne formule pas de la loi naturelle, la Loi scoute suppose tout ce qu’elle ne dit pas explicitement. Ainsi en est-il de la Justice, c’est-à-dire le respect de la vie et du bien d’autrui : puisque la Loi scoute et la Loi guide entraînent à sauver cette vie et ces biens, elles supposent bien évidemment qu’on les respecte, et l’on serait mal venu de reprocher d’oublier la justice au scout et à la guide qui prêchent le dévouement »[3].
Dans l’évangile de ce jour, après avoir rappelé le Shema Israel, qui correspond au premier commandement, c’est-à-dire l’amour du Dieu unique, Jésus cite le second commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », qu’il relie au premier pour n’en faire qu’un seul. Telle est la nouveauté évangélique : l’unité des deux commandements de l’Amour de Dieu et du prochain, ce qui fait dire à saint Jean, dans sa première épître : « Si quelqu’un dit : “J’aime Dieu”, alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas »[4]. Et saint Jean ajoute : « Voici le commandement que nous tenons de lui : celui qui aime Dieu, qu’il aime aussi son frère »[5]. La pierre angulaire de la Révélation chrétienne est donc l’union des deux commandements de l’Amour en Jésus Christ. En effet, au cœur de notre foi chrétienne, il y a cet élément unique et incomparable, qui est le sommet de la Révélation : Dieu s’est fait homme en Jésus Christ – c’est le Mystère de l’Incarnation – et Lui-même, Jésus, qui est le Fils de Dieu, a offert sa vie pour nous sauver du péché et nous arracher à la mort – c’est le Mystère de la Rédemption. Jésus nous apprend qu’aimer vraiment, c’est mourir pour les autres et pour Dieu.
Dans la deuxième lecture de cette Messe dominicale, nous avons entendu que Jésus « est bien le grand prêtre qu’il nous fallait : saint, innocent, immaculé ; séparé maintenant des pécheurs, il est désormais plus haut que les cieux. Il n’a pas besoin, comme les autres grands prêtres, d’offrir chaque jour des sacrifices, d’abord pour ses péchés personnels, puis pour ceux du peuple ; cela, il l’a fait une fois pour toutes en s’offrant lui-même ». Ainsi Dieu, en Jésus Christ s’est fait l’un de nous de sorte que les deux expériences de l’amour de charité, celle de l’amour de Dieu et celle de l’amour du frère, sont aussi inséparables que l’humanité et la divinité qui sont unies dans l’Unique Personne divine de Jésus-Christ. En effet, en Jésus de Nazareth, une union a été scellée par Dieu Lui-même entre, d’une part, le mystère de l’ouverture de notre cœur à sa présence divine, et, d’autre part, le mystère de l’ouverture de notre cœur à la présence de nos frères. Face à l’idéologie libertaire, que nous évoquions tout à l’heure, se dresse donc l’étendard de la Croix, qui est une Croix glorieuse, symbole de l’Amour infini de Dieu pour l’homme, car notre Rédempteur ressuscité vit auprès du Père et avec l’Esprit Saint dans la Gloire du Ciel. La Croix des Guides d’Europe à huit pointes, qui représentent les huit Béatitudes, doit être votre fierté : « Fille de la chrétienté, la guide est fière de sa foi : elle travaille à établir le règne du Christ dans toute sa vie et dans le monde qui l’entoure », dit le troisième principe de la Fédération du scoutisme européen.
Le scoutisme est donc une pédagogie de la charité, cette vertu théologale, qui englobe l’amour de Dieu et l’amour du prochain, avec la bonne action quotidienne, qui est évoquée dans le texte de la Promesse scoute et guide.
Non loin d’ici, dans cette chapelle de la Visitation qui est devenue une fontaine de grâces, à l’époque du jansénisme rigide et desséchant, une religieuse visitandine, sainte Marguerite Marie Alacoque, a été introduite par Jésus lui-même dans la contemplation de son Cœur transpercé pour le Salut du monde. C’est ce message de Salut que vous êtes chargées de transmettre aux Guides qui vous sont confiées, un message de Salut contenu dans la première lecture de la Messe de ce jour : Dieu nous dit aujourd’hui en substance : « Si tu crains le Seigneur ton Dieu tous les jours de ta vie, si tu observes les commandements, alors tu auras longue vie et tu vivras dans un pays ruisselant de lait et de miel ». Et nous savons que « ce pays ruisselant de lait et de miel », la Terre promise de l’Ancienne Alliance, était la préfiguration du Ciel, où sont célébrées les noces de l’Agneau immolé et ressuscité, Jésus Notre Seigneur, en présence des anges et des saints[6]. Ces noces de l’Agneau, nous les anticipons en chacune de nos Eucharisties quotidiennes ou dominicales lorsque nous y participons avec foi, sacralité et souci de mourir nous aussi avec le Christ et d’entrer ainsi dans le mystère pascal que nous célébrons.
L’Eglise est donc consciente que l’homme de notre époque est une nouvelle fois à la croisée de deux chemins : celui de la Vie, qui a pour nom Jésus ressuscité, ou celui de la mort spirituelle, celle de l’âme, qui conduit à la mort éternelle. En effet, chères Guides d’Europe, comment ne pas être saisi de vertige face à la prétention prométhéenne de l’homme contemporain ? Quand l’homme rejette les Commandements de Dieu en les combattant ou en les ignorant délibérément, il aspire à se définir lui-même sans l’aide de quiconque, et c’est alors qu’il connaît les affres de l’enfermement sartrien dont vous connaissez l’affreux adage : « L’enfer, c’est les autres » ! Les grands débats actuels sur la protection de la vie, le mariage et la famille ont toutes la même origine, que vous devez bien cerner et étudier pour offrir aux Guides que Dieu vous a confiées des réponses claires, qui constituent un chemin de lumière, celui de la Vérité de l’Évangile.
Vous le savez : la spiritualité des Guides-Aînées est pétrie de la symbolique de la lumière. Tout d’abord, les Guides-Aînées qui s’engagent reçoivent une lampe à huile ; on peut lire dans le cérémonial de l’Engagement Guide-Aînée ces paroles magnifiques :
« Allume cette lampe, symbole de la vie fragile et précieuse. Que sa flamme, même exposée à tous vents, ne s’éteigne jamais. Qu’elle apporte chaleur, lumière et joie autour de toi ; qu’elle rassure et guide ceux qui sont sur la route et éclaire ton chemin jusqu’à la maison du Père ».
Et puis, vous revêtez le foulard couleur bois de rose : silencieux, il est rouge comme le feu ardent, comme l’amour ; cette couleur est celle de la braise silencieuse que seul le feu qui dure peut fournir, braise qui ne fait pas de bruit mais qui peut s’animer pour devenir un feu ardent. Pour chacune d’entre vous, ce foulard est le signe du service et de l’humilité. Enfin et surtout, vous êtes appelées au « Moment Lumière » quotidien pour faire grandir cette relation unique qui vous unit à Dieu depuis votre baptême, dans le silence, le recueillement et l’adoration. Ici, à Paray-le-Monial, dans la Cité du Sacré-Cœur, je voudrais citer cette parole que Notre-Seigneur Jésus-Christ a adressée à sainte Catherine de Sienne : « Le baptême donné aux chrétiens et à quiconque veut le recevoir, dans lequel l’âme s’unit à mon sang, c’est le baptême d’eau, mais l’eau y est unie au sang et au feu. C’est pour vous le faire entendre que, de mon côté ouvert, il coula du sang avec l’eau »[7]. Alors, je me permets de vous poser cette question : « Guides d’Europe, avez-vous le désir de Dieu ? ». Ce désir, symbolisé par la lumière et le feu, est une « vive flamme d’amour »[8], celle qui embrasait sainte Marguerite-Marie et sainte Catherine de Sienne[9]. Toutes les Guides-Aînées ont donc un symbole commun, la lampe à huile, et, d’ailleurs, une unité composée de Guides-Aînées ne s’appelle-t-il pas : « un Feu » ? Pourquoi cela ? Parce que, comme Jésus le dit dans l’Évangile : « On n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau ; on la met sur le lampadaire, et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. De même, que votre lumière brille devant les hommes : alors, voyant ce que vous faites de bien, ils rendront gloire à votre Père qui est aux cieux »[10]. Chacune de vous, avec ses talents, ses forces et ses faiblesses, est donc une lampe allumée, qui est appelée à répandre sa lumière autour d’elle pour tous ceux que vous rencontrez, en particulier les plus jeunes, louvettes et guides, dont vous êtes les cheftaines. Il y a quelques années, des lycéens allemands, qui passaient l’équivalent du baccalauréat français, avaient dû réfléchir sur ce sujet de philosophie : Peut-on parler d’une nature humaine ? Soyons clair : peut-on prétendre, comme Jean-Paul Sartre, que la nature humaine n’existe pas[11], ou, au contraire, affirmer sans ambiguïté que la nature humaine est le vêtement de l’Amour de Dieu, et que l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu en Jésus Christ, est promis, non au néant, mais à la vie éternelle ? Oui, parvenus à la croisée de ces deux chemins, nous mesurons que les grands débats actuels sur le mariage, la famille et la protection de la vie aboutiront toujours aux impasses dramatiques que nous constatons aujourd’hui tant que nos contemporains ne reconnaîtront pas que la dignité de toute personne humaine, quelle qu’elle soit, de l’embryon blotti dans le sein de sa mère à la personne qui va franchir le seuil de la mort corporelle, a pour fondement Celui que saint Jean-Paul II avait qualifié de « Rédempteur de l’homme, Jésus Christ ». Il disait à l’aube de son long pontificat : « Pour reprendre les termes du Concile Vatican II : “Par l’Incarnation le Fils de Dieu s’est uni d’une certaine manière à tout homme“[12]… Il s’agit ici de l’homme dans toute sa vérité, dans sa pleine dimension. Il ne s’agit pas de l’homme «abstrait», mais réel, de l’homme «concret», «historique». Il s’agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère »[13].
Ainsi, l’Église ne cessera d’annoncer que, dans le Christ mort et ressuscité, la nature humaine a été élevée à une dignité sans égale. Par conséquent, la théorie absurde et maléfique du genre, le mariage dit « pour tous » si délétère, la sédation profonde et continue qui n’est qu’une forme masquée de l’euthanasie, le suicide dit « assisté », la procréation médicale assistée-PMA, la gestation pour autrui-GPA, les manipulations du génome humain et le transhumanisme sont autant de moyens diaboliques qui visent à la destruction de la nature humaine. De plus, à l’exemple du Professeur Jérôme Lejeune, il faut répéter à temps et à contretemps que la culture de mort prend appui sur l’avortement, qualifié avec raison par sainte Mère Teresa de Calcutta de « grand destructeur de la paix »[14]. Si l’éducation chrétienne, que vous mettez en œuvre dans le guidisme, complémentaire de l’éducation reçue dans la famille, ne promeut pas la civilisation de la vie, des flots de calamités emporteront ce qui reste des fondations de l’Europe. Et ces fondations sont celles du christianisme. En effet, ce n’est pas pour rien que, dans le cérémonial de l’Engagement Guide-Aînée, vous donnez à la Guide trois exemples de femmes chrétiennes qui ont été proclamées co-patronnes de l’Europe par saint Jean-Paul II : sainte Brigitte de Suède, l’Italienne sainte Catherine de Sienne et l’Allemande sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix (Edith Stein), toutes trois consacrées au Seigneur dans la vie religieuse. A ce sujet, je voudrais vous rappeler que, dans un discours adressé à la Conférence internationale du guidisme, en 2015, le Pape François vous a encouragées à aller à contre-courant d’un monde où, je le cite, « se répandent les idéologies les plus contraires à la nature et au dessein de Dieu sur la famille et le mariage ». Le Saint-Père vous a donné pour mission d’éduquer les jeunes filles à la beauté et à la grandeur de leur vocation de femme, dans une relation juste et différenciée entre l’homme et la femme : « Votre pédagogie », a-t-il affirmé, « doit être claire sur ces questions »[15].
La Guide est appelée à découvrir progressivement que la Loi de Dieu, qui est exprimée dans le Décalogue, correspond à l’éducation du cœur, et que « la mesure de l’Amour, c’est d’aimer sans mesure », comme le disait saint Bernard de Clairvaux. A propos de votre vocation spécifique en tant que femmes, souvenez-vous de l’expression du Pape saint Jean-Paul II qui est demeurée célèbre : « Vous êtes les sentinelles de l’invisible »[16]. En effet, quand une femme prie, elle sait trouver les mots qu’elle adresse au Seigneur, car ils viennent de son cœur. C’est précisément cette intériorité qui lui permet de voir avec le cœur, une intériorité qui lui permet également de marquer profondément le milieu dans lequel elle vit, même si c’est dans la plus grande discrétion. Tel est sans doute l’un des traits particuliers qui justifient l’existence du guidisme féminin, bien distinct du scoutisme masculin. Revenons un instant aux origines du guidisme : quand, en 1909, lors d’un grand rassemblement d’un millier d’éclaireurs au Crystal Palace de Londres, un groupe de jeunes filles se présenta spontanément devant Lord Robert Baden-Powell pour lui demander d’entrer dans le mouvement scout qu’il venait de créer, celui-ci n’hésita pas un instant. Et pourtant, il confia à des femmes, en l’occurrence à sa sœur Agnès, puis à son épouse Olave Saint-Clair Soames, le soin d’élaborer la pédagogie du guidisme. Le guidisme n’est donc pas un succédané de scoutisme destiné aux filles ; il n’est pas non plus une adaptation de la méthode scoute à la psychologie féminine ; il est bien plus : avec l’aide du Père Jacques Sevin, les deux fondatrices du guidisme catholique, Albertine Duhamel et Marie Diémer, ont compris qu’il fallait insérer les intuitions pédagogiques de Baden-Powell dans la vocation spécifique de la femme que je me permets de résumer en ces termes : la femme a pour mission de prendre soin de l’autre par le don sincère et désintéressé d’elle-même, qui révèle la délicatesse de Dieu à l’égard de l’humanité[17]. Il n’est donc pas étonnant que la Loi guide comporte deux modifications par rapport à la Loi scoute : l’article 4, qui évoque la bonté et l’article 5 la générosité. La vocation particulière de la femme, inscrite dans son être, est le service de la Vie. Et nous savons que cette vocation, qui est aussi une mission, se réalise ordinairement dans le mariage : combien de Guides d’Europe, qui sont maintenant épouses, mères de famille et aussi grands-mères, peuvent témoigner que, dans le mariage, tout être humain se découvre choisi et aimé : un mari dans le regard de sa femme et réciproquement ; un enfant dans le visage aimé d’un père et d’une mère… Le mariage est donc bien un chemin de sainteté à part entière, car il n’y a de mariage chrétien que dans la volonté des conjoints de réaliser dans toute leur vie conjugale l’attitude du Christ-Époux à l’égard de l’Église-Épouse : tel est le sens profond du sacrement qui unit l’homme et la femme pour la vie. De même, combien de Guides d’Europe, qui se sont consacrées à Dieu, peuvent témoigner de la fécondité de leur vie ! Je sais que votre mouvement est riche en vocations : de nombreuses Guides d’Europe, qui sont entrées dans diverses communautés religieuses contemplatives et apostoliques, peuvent attester que la femme consacrée ne renonce pas au don d’elle-même qui caractérise sa féminité ; elle manifeste, au contraire, qu’elle est appelée, par grâce, à une autre forme de don : elle réalise sa vocation à l’Amour en se donnant totalement au Christ, son Époux, et elle attend de Lui seul l’Amour qui la fait vivre. De plus, elle réalise elle aussi sa vocation à la maternité par la maternité spirituelle : en effet, tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, fait grandir l’autre et l’aide à se construire dans sa personne, est une forme de maternité. En conclusion, comme le dit l’Église par la voix du Pape saint Jean-Paul II: « Nous pouvons voir, dans ces deux voies différentes, le mariage et la vie consacrée, dans ces deux “vocations pour la vie” de toute femme, une complémentarité profonde »[18].
Il y a deux ans, j’avais dit à vos Frères Routiers Scouts d’Europe, qui sont en ce moment à Vézelay : « Vous avez les énergies et la foi, et votre attachement à Jésus Christ vous permettra de reconstruire l’héritage chrétien et la société européenne ». En pensant à eux, je vous laisse ce message complémentaire en citant un homme d’honneur, Hélie de Saint Marc, l’officier catholique qui n’a jamais failli à sa parole : « Les femmes lèguent la civilisation chrétienne à leurs enfants, à travers les gestes qui façonnent l’être… L’âme d’un peuple est inscrite sur leurs visages »[19]. On pense spontanément à sainte Jeanne d’Arc, qui portait bien haut l’étendard de la foi, sur lequel étaient inscrits les noms de Jésus et de Marie, et demeure pour toutes les jeunes filles françaises le modèle de la fidélité au sol ancestral.
Chères Guides d’Europe, « plus une femme est sainte, plus elle est femme »[20], disait l’écrivain Léon Bloy. Et dans la hiérarchie de la sainteté, c’est justement une femme, la Très Sainte Vierge Marie, qui en est le sommet. Elle vous précède sur la voie de la sainteté. Mettez-vous à son écoute ; mettez-vous à son école : en elle réside la femme pleinement réalisée, en elle réside le secret de la vraie joie et de la paix. Quand on quitte un ami pour longtemps, on désire lui laisser le plus beau joyau du trésor de notre âme, celui qui étincelle dans les moments d’obscurité, de désarroi et de solitude, et qui est bien plus qu’un « cadeau-souvenir ». En gage de profonde amitié, je vous offre le joyau qui embrase mon cœur de pasteur : il s’agit du nom de la Très Sainte Vierge : « MARIE », en latin : « MARIA », dont voici la signification spirituelle à partir des lettres qui le composent :
Tout d’abord le M de « Maria ». « M » comme : « Mère de Dieu » : « Sous l’abri de ta miséricorde, nous nous réfugions, Mère de Dieu… » dit la prière du Sub tuum, qui est la plus ancienne prière adressée à Notre-Dame, puisqu’elle date de la fin du III siècle.
Puis, le « A » comme Angelus, qui est la prière commune de la Communauté des Guides-Aînées. Le poète Paul Claudel l’évoque en ces termes : « Il est midi. Je vois l’église ouverte. Il faut entrer. Mère de Jésus-Christ, je ne viens pas prier. Je n’ai rien à offrir et rien à demander. Je viens seulement, Mère, pour vous regarder ».
Ensuite, le « R » du mot « Rosaire » : « Le Rosaire est l’arme la plus puissante pour toucher le Cœur de Jésus, Notre Rédempteur, qui aime tellement sa Mère », disait saint Louis-Marie Grignon de Montfort. Alors, priez bien votre chapelet chaque jour, comme nous l’a demandé la Sainte Vierge à Lourdes et à Fatima.
Et encore, le « I » comme « Immaculée Conception » : cette lettre « I » nous rappelle que « Dieu nous a élus dès avant la fondation du monde pour être saints et immaculés devant sa face grâce à son amour »[21] : prenez et portez sur vous la « Médaille miraculeuse », et dites chaque jour cette invocation que la Très Sainte Vierge Marie a apprise à sainte Catherine Labouré : « O Marie conçue sans péché, priez pour nous qui avons recours à vous ».
Enfin, la lettre « A » comme « Assomption » : Saint Jean a contemplé la Reine des anges et des saints : « Un signe grandiose apparut dans le ciel : une Femme, ayant le soleil pour manteau, la lune sous les pieds, et sur la tête une couronne de douze étoiles »[22], les douze étoiles du drapeau de l’Europe chrétienne ! Le Docteur de l’Église du IV siècle, saint Grégoire de Nazianze, appelle Marie « Mère du Roi de tout l’univers », et aussi « Mère Vierge, qui a enfanté le Roi du monde entier »[23]. En effet, Marie est Reine parce qu’elle est la Mère de Dieu, mais comme le disait aussi sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, « On sait bien que la Sainte Vierge est la Reine du ciel et de la terre. Mais elle est plus Mère que Reine… »[24].
En vous suppliant humblement de me pardonner pour cette longue homélie, qui est comme l’expression d’un père envers ses enfants, je conclus par cette prière : Dans ta sagesse admirable, Seigneur, tu as fait naître du sein de la Vierge Marie le plus beau des enfants des hommes, Jésus Christ ; par l’intercession de sa Mère, accorde aux Guides d’Europe la joie de te servir, fais briller en leurs cœurs la splendeur de ta sainteté, et donne-leur un cœur chaste et immaculé.
Amen.
[1] Troisième apparition, juin 1675.
[2] Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, (1882), traduction Patrick Wotling, §125 , Édition Flammarion, 1992, p 161.
[3] R. Père Jacques Sevin, S.J., Le Scoutisme, Étude documentaire et applications, Éditions Spes, 1930.
[4] 1 Jn 4, 20.
[5] 1 Jn 4, 21.
[6] Cf. Ap 19, 1-10.
[7] Cf. Sainte Catherine de Sienne, Le Dialogue LXXV.
[8] “La vive flamme d’amour” est une expression de saint Jean de la Croix, qui apparut dans un poème qu’il composa en 1584-1585, et donna lieu à la rédaction d’un ouvrage qui en est l’explication.
[9] Notons qu’en Dieu, désir et amour ne sont qu’une même réalité : « Le désir en Dieu est approprié au Père comme à son principe, au Fils comme son modèle accompli (il est venu au monde pour accomplir ce désir, il donne donc forme et existence à ce désir), et à l’Esprit Saint comme à Celui qui suscite en nous l’élan et l’anime continuellement en nous portant vers le Fils, lequel nous conduit au Père » (Mère Marie des Anges Cayeux, O.P., Désirer d’un grand désir-Une dynamique de perfection au cœur de la doctrine de Catherine de Sienne, Paris, Le Cerf Patrimoines, 2018, p. 143).
[10] Mt 5, 15-16.
[11] Jean-Paul Sartre nie la nature humaine dans son ouvrage L’existentialisme est un humanisme publié en 1946 (nouvelle édition, Paris, Gallimard, 1996). L’existentialisme sartrien prend pour point de départ que Dieu n’existe pas. De ce fait, il n’y a plus de nature humaine, il n’y a plus de normes morales, plus de bien ni de mal a priori. En effet, il n’y a plus d’intelligence suprême qui ait pu forger ces notions. C’est à l’homme de décider ce qui est bien, ce qui est mal, et ce que doit être l’homme.
[12] Concile Vatican II : Constitution pastorale l’Église dans le monde de ce temps Gaudium et Spes, n. 22.
[13] Jean-Paul II, encyclique Redemptor Hominis, 4 mars 1979, n.8.
[14] Mère Teresa de Calcutta, Discours prononcé à l’occasion de la remise du Prix Nobel de la Paix, 17 octobre 1979.
[15] Pape François, Discours à la Conférence internationale du guidisme, 26 juin 2015.
[16] Jean-Paul II, homélie prononcée à Lourdes, le15 août 2004.
[17] Cf. Jean-Paul II, encyclique Mulieris dignitatem du 15 août 1988 ; Lettre aux femmes du 29 juin 1995.
[18] Mulieris dignitatem, n. 21.
[19] Hélie de Saint Marc, Mémoires -Les Champs de Braise, édition Perrin, 1989 ; réédition : éditions les Arènes, 2013.
[20] Léon Bloy, La femme pauvre, Paris, Mercure de France, 1897 ; réédition : Gallimard, 1980.
[21] Ep 1, 4.
[22] Ap 12, 1.
[23] Saint Grégoire de Nazianze, cf. Poemata dogmatica, XVIII, v. 58, in Patrologia Graeca XXXVII, 485.
[24] Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Derniers entretiens 21 août 1897, in Carnet jaune de Mère Agnès de Jésus. Cf. J’entre dans la vie-Derniers entretiens, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
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